L'HUMANITE 30 OCTOBRE 2002

Par Jean-Pierre Léonardini

 

Benjamin Constant. Son roman, Adolphe, a fait l'objet d'une adaptation cinématographique réussie.

Le nouveau sacre d'Isabelle Adjani en martyr de l'amour


Dans ce film qu'elle a voulu de toutes ses forces, la caméra de Benoît Jacquot ne la quitte pas des yeux, tout comme le héros malheureux qui passe à côté des trésors de sensibilité que dispense à profusion le personnage d'Ellénore, qu'elle incarne à la perfection.

Foin de toute ironie facile sur la fameuse exception culturelle française. Elle a du bon. Il n'est que de voir ce film, Adolphe, tiré par Benoît Jacquot du chef-d'ouvre romanesque de Benjamin Constant (1767-1830), pour s'en convaincre. La perpétuation d'un cinéma raffiné, nourri de tous les sucs d'une civilisation complexe, demeure donc ici possible. L'ouvre de Constant, coincée entre l'Ancien Régime et le nouveau cours de la société après le premier Empire (Adolphe est publié en 1816), soit faisant suture imaginaire entre la Princesse de Clèves, suivant de peu le préromantique René, de Chateaubriand, tout en devançant le Rouge et le Noir de Stendhal, s'efforce d'analyser la passion d'amour au crible de l'objectivité. Sous le regard froid du narrateur, une femme meurt, qui s'est donnée à lui corps et âme. Il importe peu de savoir à quel point le récit relève de l'existence de Constant, qui aurait travesti, sous la figure d'Ellénore, une ou plusieurs vraies liaisons, avec Germaine de Staël, Juliette Récamier, Anna Lindsay ou autres. Adolphe ne se situe pas dans le registre de la " bio-fiction ", comme on dit en ce moment, mais bien dans l'ordre de la littérature, qui suppose à tout le moins la sublimation de l'expérience vécue.

Que se passe-t-il dans Adolphe ? Ce jeune homme, d'excellente famille, s'éprend par désouvrement d'une femme qui appartient à un autre. Elle se dérobe. Il insiste. Elle cède. Il s'en lasse, fait tout pour se délier, mais il n'a pas vraiment le coeur de rompre, ayant horreur de la faire souffrir. Plus elle s'attache à lui et moins il tient à elle. Sa mort le laisse inerte, vide, sec, pas même délivré, face à son inutilité définitive que n'ébranle pas le sacrifice de celle qui n'a pu lui donner le goût de vivre fort. C'est qu'Adolphe ne sait que faire de sa peau, ni de ses vertus chevaleresques (ne tue-t-il pas en duel un insulteur d'Ellénore ?), qui lui assureraient un brillant avenir politique. Adolphe s'ennuie. En cela, il est moderne. Le style de Constant, net, de facture classique sourcilleuse, s'emploie à ne rien laisser dans l'ombre des atermoiements du cour et de l'esprit de cet amant égaré dans une histoire d'amour fou qui le dépasse, dont il n'est que le veule témoin au lieu d'être l'acteur fougueux.

Le scénario et l'adaptation (Benoît Jacquot et Fabrice Roger-Lacan) sont ingénieusement fidèles à Constant, compte tenu que l'image cinématographique constitue un langage autonome et suggestif, apte à suppléer tel ou tel bonheur d'écriture par d'autres moyens (ce à quoi s'est employé Benoît Delhomme, orfèvre en matière d'images). Quant au dialogue (Fabrice Roger-Lacan), il s'avance sous les dehors d'une belle langue, sans affèterie.

Adolphe est un film en costume (de Catherine Bouchard), dont la parfaite exactitude est loin de toute griserie décorative et où la nature revêt de surcroît une importance essentielle. Nous venons après Jean-Jacques Rousseau. Les arbres, la campagne gelée, la boue du chemin où erre Ellénore, la forêt de nuit où galope Adolphe, tout cela fait corps avec eux, leur devient consubstantiel, leur tend un miroir d'états d'âme, tout en épousant les descriptions allusives du récit littéraire.

Adolphe est assez largement un roman par lettres. Du coup, nous avons droit aussi à une sorte de documentaire a posteriori sur la poste de l'époque. La missive brûlante écrite sous nos yeux par l'amante éperdue, on la voit successivement scellée puis expédiée, récoltée, triée, transportée en voiture à cheval. Bref, rien ne jure dans la reconstitution d'un temps disparu. Cette impression de véracitén'est pas le moindre mérite du film, c'est surtout le gage que l'univers des sentiments dans lequel il baigne s'avère irrémédiablement daté, proprement culturel en somme et qu'il s'adresse à une mémoire historique infiniment cultivée. C'est si rare de nos jours, où l'aujourd'hui médiocre, niant tout souvenir, se met à régner sans partage.

Il y a enfin que l'interprétation s'avère au-dessus de tout soupçon de gratuité. La moindre silhouette est dignement traitée. Les seconds rôles sont à la hauteur (Jean Yanne, Jean-Louis Richard, François Chattot, Jean-Marc Stehlé, Bernard Ballet...). Stanislas Merhar, un peu perdu de vue depuis Nettoyage à sec (d'Anne Fontaine, en 1997), s'impose dans le rôle-titre, par une allure de mâle assurance sans cesse démentie par des actes inachevés. Beau masque impassible, dont la voix off commente les hésitations, tandis qu'il ne quitte pas des yeux - et nous suivons son regard - celle qui donne sa souffrance en spectacle. Ellénore, c'est Isabelle Adjani.

Nous l'avons gardée pour la fin. Osons dire que c'est par gratitude et pour le plaisir égotiste d'écrire plus longuement sur elle. Ce rôle, qu'elle a voulu, étant à l'initiative du projet, elle le magnifie dès sa première apparition. On sait l'aura qui émane d'elle, à proportion de la difficulté qu'elle peut éprouver à se couler dans l'ordinaire. Qu'on se souvienne seulement de la Repentie (de Laetitia Masson), où elle était filmée à distance trop respectueuse, comme une étoile lointaine, ainsi réduite à son statut de star, au demeurant peu enviable quand les périls du jeu n'y sont pas associés. Dans Adolphe, la voici souveraine, ennoblie derechef par la grâce doloriste qu'elle déploie, avec un air d'ange blessé échoué sur la terre. Elle n'a pas ici la beauté convulsive, ne se tord pas les mains comme une hystérique de Charcot à la Salpêtrière. Non. La souffrance lui vient du dedans, dans l'économie d'un corps qu'on dirait dressé par les bonnes manières du passé où cela se passe. On dirait parfois une enfant sur le point de perdre son jouet. A d'autres moments, elle est une femme ardente qui se consume seule, en soi et pour soi, égarée toute devant l'impossible partage avec celui qui la hante et dénie toute fusion. On n'oubliera pas ce pur visage lisse encadré de bandeaux noirs, qui en fait, comme peint par Ingres, un portrait si vivant tourmenté en secret par une soif d'amour inextinguible.

 
Sommaire
Actualités
Filmographie
Théâtre
Musique
Publicité
Liens
Merci
Livre d'or
Bibliographie
Récompenses
Biographie
Interviews
Mode
Presse
Quizz
FAQ
©Anne-Claire Schlesinger 1996 - 2005     -   Tous droits réservés. Toute reproduction strictement interdite.