LE FIGARO 30 OCTOBRE 2002

La critique de Dominique Borde

 

Un livre à voir

Adolphe, jeune homme désœuvré et tourmenté, tombe amoureux d'Ellénore. Il a vingt-quatre ans, il est libre, passionné; elle a dix ans de plus, un compagnon et deux enfants. Elle résiste, il insiste douloureusement, elle succombe, emportée à son tour par la passion et déjà Adolphe l'aime moins pour l'avoir follement désirée... Bientôt, les rôles se sont inversés pour refléter les contradictions et les va-et-vient du sentiment. Elle souffre de son détachement et lui se torture de sa propre indifférence.

C'est cette monstrueuse et délicate métamorphose que décrivait le roman de Benjamin Constant. Loin de parler d'amour, il racontait l'impossibilité d'aimer en même temps; le cruel et égoïste balancier des sentiments qui fait vouloir l'inaccessible et s'éloigner de l'évidence. Le mettre en images aujourd'hui pouvait relever du défi ou au moins d'une curiosité. Benoît Jacquot a eu ce culot mais il l'a eu avec intelligence et modestie. Intelligence de se servir de l'image comme d'un accompagnement et modestie de laisser le texte la transpercer et la transcender par des citations en voix off pour habiller les personnages et discrètement les sublimer.

Car on ne voit qu'eux. Stanislas Mehrar, Adolphe à la fois fluide et maladroit, romantique dans ses élans, rustre dans sa démarche; la jeunesse en mouvement, bouleversante et égoïste. Face à lui, après des années d'absence ou d'errance, on retrouve enfin Isabelle Adjani, apparition magistrale ou égérie d'une éternelle malédiction, femme de rêve et de chair, diaphane et tangible; admirable de retenue, sensuelle dans l'abandon, émouvante dans l'attente, pitoyable dans l'isolement. Objets et sujets universels de cette adaptation littéraire et littérale qui n'est pas sans rappeler ce que fit naguère Eric Rohmer avec La Marquise d'O de von Kleist.

Parler ici de froideur serait confondre distance et indifférence. On peut évoquer le respect qui se tient à distance de ce qu'il admire pour mieux le contempler et le donner à regarder. On peut se risquer à mentionner un exercice de style tant il s'exerce à suivre le texte sans le trahir, tant il joue sur le style sans être maniéré. Paradoxal accomplissement, Benoît Jacquot a réussi là un modèle d'adaptation en estompant ce qui fait parfois son essence, le squelette glacé du classicisme, l'omniprésence encombrante de l'auteur. En gardant les oripeaux du XIXe siècle, son décor, ses costumes, son écriture, il n'a jamais confondu copie et fidélité, application et inspiration, pour en faire autre chose qui s'appelle un film.

Un film à voir, à lire entre les mots, à feuilleter entre les images. Une œuvre autre et semblable, pourrait-on dire.

 

 
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