LE MONDE 30 OCTOBRE 2002

Par Jean-Michel Frodon

 

"Adolphe", la voix d'un homme face à la présence d'une femme

Loin de la lourdeur du cinéma français en costumes et grands textes, Benoît Jacquot réussit une magnifique adaptation du roman de Benjamin Constant, dynamitée de l'intérieur par le visage d'Isabelle Adjani, que personne n'avait aussi bien filmé depuis Truffaut.

CinémaCe soir, il y a dîner de cérémonie au manoir. Harnachés de leurs plus beaux atours Ier Empire, les invités s'y pressent. Comme s'y presse la voix off, toute en tournures littéraires raffinées, mélancolie romantique et introspection sentimentale, puisqu'il s'agit de l'adaptation cinématographique d'un monument du roman français; le film, à en croire son générique, ne s'intitule d'ailleurs pas Adolphe, mais Adolphe, de Benjamin Constant.

Le voici, ce jeune et pâle Adolphe dont on entendait déjà la voix, tandis qu'avec les premières images on découvrait vieilles pierres et meubles d'époque. Il erre dans les salons en quête d'une aventure dont tout spectateur ayant au moins quelques souvenirs scolaires sait, ou se doute, qu'elle aura lieu avec la maîtresse de maison, dont tout spectateur, même oublieux de l'école, sait qu'elle aura lieu avec Isabelle Adjani; ni l'affiche ni la promo ne risquent de le laisser oublier.

Dans les salons du Comte, bonjour Jean Yanne, Adolphe croise un jeune aristocrate, tiens, c'est Romain Duris ; plus loin un notable de province, et c'est effectivement un gentilhomme de la profession cinématographique, le producteur Maurice Bernart. Voilà bien l'univers compliqué dans lequel va se jouer le drame du film. Il s'agit d'un monde double, et traité comme tel : à la fois le monde de fiction inspiré de la réalité de son temps à Benjamin Constant dans la première décennie du XIXe siècle, et un état du cinéma français dans la première décennie du XXIe siècle.

Face à l'expertise lourde et lasse engendrée par la tâche sans fin de porter à l'écran les grands titres de notre patrimoine historico-littéraire, Adolphe incarne la volonté de cinéastes qui refusent d'abandonner aux illustrateurs patentés ce pan de l'art du film. André Téchiné, Patricia Mazuy, Patrice Chéreau, Olivier Assayas s'y sont risqués &endash; c'est un véritable risque ! Benoît Jacquot croise depuis longtemps dans ces eaux profondes, faussement rassurantes.

On sait que Jacquot n'est pas à l'origine du projet, qui lui a été proposé par Isabelle Adjani. Il lui faut, au double sens de l'expression, "faire avec". Et il fait, d'abord, avec Adjani. Avec Adjani-l'icône, figure majeure du cinéma français depuis un quart de siècle, davantage grâce à son rayonnement personnel que grâce aux films auxquels elle a participé. La voici, voici la courbe de l'épaule et du cou immortalisée par Camille Claudel, le chapeau d'Adèle H., plus tôt La Gifle &endash; mais c'est à présent elle qui la donne. Mais voici aussi, surtout, une femme qui se nomme Isabelle Adjani, comédienne, interprète du rôle d'Ellénore dans une adaptation de Benjamin Constant.

Avec une extrême attention et une grande douceur, qui sont le contraire de la complaisance, la caméra la filme comme elle est aujourd'hui, ce que le temps et elle-même ont fait de son visage. Le film se fait "de là ". Comme si le visage, aujourd'hui, de l'actrice était le point d'appui à partir duquel la mise en scène pouvait inventer ses propres solutions, avec et contre le texte de Constant.

Avec, puisque le déroulement des péripéties ne s'écarte jamais de ce que le récit, qui ne décrit rien, laisse supposer. Contre, puisque cette histoire écrite du point de vue du narrateur masculin dont le prénom donne son titre au livre devient une histoire filmée dont l'épicentre est son héroïne. Le film devrait, en toute justice, s'intituler Ellénore, d'après Benjamin Constant.

Tout cela n'aurait guère d'intérêt s'il s'agissait de recentrer sur la vedette féminine un récit naguère conçu comme exutoire de ses passions par un homme écrivain. La puissance et l'émotion du film tiennent à ce que Jacquot ne lâche pas la parole masculine au profit du visage féminin. Il prend en charge les deux, ne filme que ce qui circule de l'un à l'autre, dans une tension extrême, une béance qui ressemble à une blessure, et par laquelle effectivement toute vie s'échappera. Cette tension naît, donc, de cette source d'énergie incroyable, pile à fission, et à frissons : Isabelle Adjani. Le travail de mise en scène consistait d'abord à identifier cette source-là.

C'est énorme, bien que ça ait l'air évident : la preuve, personne ne le fait, personne ne l'a fait depuis François Truffaut, le seul qui, avant Jacquot, ait su filmer aussi bien cette actrice-là, ce visage-là, cette présence et cette absence. La mise en scène consiste ensuite à organiser les champs de force pour que circule ce courant si particulier. Tout le reste est accessoire - y compris Stanislas Mehrar, qui est très bien, y compris Jean Yanne, qui est formidable.

Une seule règle commande à cette construction : le goût. Il est rare, dans le cinéma actuel, de trouver des plans composés avec un sens aussi sûr de leur beauté. Classique ? Il le semble d'abord, mais il apparaîtra qu'à mesure que les sentiments opaques et la faiblesse morale d'Adolphe se confirment, le film glisse vers une sécheresse plus abstraite, jusqu'à l'exil dans cette Pologne qui est plus une idée qu'un pays, espace sur fond blanc où la froideur de l'âme l'emporte sur celle du climat. Ainsi se construit la courbe esthétique accomplie par le film. Elle évoque une glissade des Ingres admirablement dessinés et galbés du début aux Manet en aplats et frontalité sur arrière-plans neutres de la fin.

Mais ces références ne seraient que signes cultivés, si ce qui s'instaure entre le cinéaste et la comédienne, entre le roman et le film, entre la voix de l'homme et la présence physique de la femme, tous ces écarts, délicatement mais radicalement entretenus, ne cessaient de creuser l'espace de ces plans-tableaux, pour y inventer des gouffres. Adolphe est un film magnifique, parce que c'est un film contre. Contre sa source littéraire, contre la fatalité du star-system qui enferme Isabelle Adjani dans son imagerie de beauté évanescente et lointaine, contre la lourdeur du cinéma français en costumes et grands textes. Et contre aussi le nouveau conformisme qui ne croit la modernité possible que dans les oripeaux de la nouvelle vague réduite à une poignée de recettes. Adolphe est un film violent, et assez dérangeant. En cela il est d'ailleurs fidèle au livre de Constant, mais avec les moyens du cinéma, un cinéma moderne qui ne s'effraie pas de s'aventurer dans toutes les directions, réelles et imaginaires.

 
Sommaire
Actualités
Filmographie
Théâtre
Musique
Publicité
Liens
Merci
Livre d'or
Bibliographie
Récompenses
Biographie
Interviews
Mode
Presse
Quizz
FAQ
©Anne-Claire Schlesinger 1996 - 2005     -   Tous droits réservés. Toute reproduction strictement interdite.