LIBERATION 15 JUIN 2000

 Isabelle Adjani explique au quotidien pourquoi elle a boycotté le dîner à l'Elysée avec
le président algérien Abdelaziz Bouteflika :
"L'effort de Bouteflika, c'est de rendre un peuple fou"

Propos recueillis par José Garçon

 

LIBERATION : Pourquoi cette prise de position ?

ISABELLE ADJANI : Je n'aime pas intervenir dans la bonne foi viscérale, même s'il y a toujours, chez moi, une fraction de seconde justement viscérale qui précède la décision d'intervenir. Ma parole, de toute façon, ne peut être que symbolique, puisque je ne suis pas sur le terrain, ni dans une information politique soigneusement à jour.

LIBERATION : On retient tout de même un vrai fil dans vos prises de position qui ont d'abord porté sur le racisme avant de se concentrer sur l'Algérie. Par quoi êtes-vous liée à ce pays ?

ISABELLE ADJANI : Par mon père, qui était algérien, ce qui ne fait pas de moi une "beur" puisque ma mère est allemande. Et si paradoxal que cela puisse paraître, cette "semi-légitimité", cette extraction de demi-souche comptent pour moi car elles me décollent d'une réactivité trop émotionnelle et d'un interventionnisme systématique, presque obligatoire. En restant contestable, je me permets le luxe d'être subversive par choix et non par obligation d'origine.

LIBERATION : Une première fois, au moment des émeutes de 1988, vous allez en Algérie...

ISABELLE ADJANI : A la suite d'un témoignage sur la torture qui m'a horrifiée parce qu'il était la répétition, cette fois entre Algériens, des atrocités infligées deux décennies auparavant par les Français, j'ai eu le souffle coupé. Pas question de me débarrasser de cette douleur, alors j'ai demandé à André Glucksmann, le philosophe français que je respecte, pourquoi aucun des intellectuels français n'allait là-bas, et il m'a répondu: "Pourquoi n'y allez-vous pas, vous, comme observatrice ?" J'y suis partie avec Patrick Aeberhard, de Médecins du monde, et si j'en suis venue à prendre la parole devant les étudiants à l'université d'Alger, je ne l'avais pas prévu et il va de soi que ce n'était pas pour me l'approprier, mais pour la donner aux autres, aux Algériens. Ma colère à moi était blanche, mais leur voix à eux, qui criaient: "Nous sommes des hommes, nous sommes des hommes", était livide.

LIBERATION : Vous avez repris la parole en septembre 1997, lors des grands massacres aux portes d'Alger, en dialoguant avec Salima Ghezali, la directrice de "la Nation", l'un des rares journaux indépendants...

ISABELLE ADJANI : A l'époque, comment l'horreur des exactions des islamistes aurait-elle pu ne pas nous aveugler ? Mais pourquoi cet autre silence, ce passage à la trappe de tous ces autres crimes commis par l'armée dans une obscurité et une opacité des plus organisées ? Il y avait une arrière-scène plongée dans cette obscurité où la population disparaissait, effacée, fondue au noir. On a fait comme si elle n'existait pas, on a fait comme le pouvoir algérien. Nous étions complices par omission.

LIBERATION : Est-ce le sens qu'il faut donner à votre refus d'accepter l'invitation au dîner d'hier soir à l'Elysée ?

ISABELLE ADJANI : Je refuse effectivement d'être complice. J'ai appris, en assistant à la conférence de presse de la FIDH (Fédération internationale des droits de l'homme) qui rentrait d'Algérie, qu'il n'y avait toujours pas de justice digne de ce nom rendue là-bas et qu'il y a 10 000 "disparus". Les autorités déclarent que les "coupables" ont été abattus ou sont "introuvables", et des familles entières assistent à des simulacres de procès. Et pendant ce temps, M. Bouteflika est reçu à Paris avec tous les honneurs. J'avais partagé les espoirs du peuple algérien lorsqu'il a promis de ramener la paix. Aujourd'hui, l'espoir est annulé, des Algériens continuent à mourir, de façon moins spectaculaire mais tout aussi abominable. Les traumatismes sont tels qu'une guerre qui s'arrête n'est pas finie, loin de là. On ne pense jamais aux enfants d'aujourd'hui comme à des adultes de demain.

LIBERATION : Le président algérien répète qu'il faut savoir tourner une page. Pensez-vous que l'Algérie peut aujourd'hui le faire ?

ISABELLE ADJANI : Quelle page ? Il faut pardonner, c'est ça ? On doit d'abord lire la page avant de la tourner. On ne cesse d'empêcher les Algériens de lire leur histoire. La colonisation a tout fait pour les "déculturer". Après l'indépendance, les militaires au pouvoir ont décidé de rayer de l'histoire du pays ceux de ses dirigeants ou de ses combattants anonymes qui les dérangeaient ou qui leur donnaient trop mauvaise conscience. Aujourd'hui, on continue à faire la guerre à ce peuple, en lui demandant d'oublier purement et simplement qui le tue et comment on arrive à l'humilier, une fois encore, en l'obligeant, par misère, à mendier, à ne plus envoyer ses enfants à l'école dans un pays riche de tant de pétrole. Et moi, je devrais aller à l'Elysée ?

LIBERATION : Quel message voulez-vous vraiment faire passer en n'y allant pas ?

ISABELLE ADJANI : Je veux seulement qu'on comprenne que "l'effort" de Bouteflika et de ce régime, c'est l'effort... pour rendre un peuple fou en le rendant amnésique. Comment ces êtres humains résistent-ils encore à la folie ? Simplement parce qu'ils ne veulent pas que Bouteflika devienne le gardien désinvolte de leur aliénation. Les familles savent que les "disparus ne sont pas dans (sa) poche", comme il le déclare avec un manque tel de compassion qu'il peut tuer une deuxième fois. Oui, toutes les familles des victimes savent qu'il ne fera pas sortir les coupables de son chapeau ! Mais elles veulent au moins la vérité et qu'on cesse de tant prêcher le faux pour ne jamais laisser savoir le vrai. Les Algériens glissent à tous ceux qui prennent la peine de les écouter des petits mots maladroits, des lettres qui, toutes, ne disent qu'une chose: "Ne nous abandonnez pas." Ils l'ont dit à la FIDH comme ils l'ont dit aux ambassadeurs occidentaux qui sont allés dans les villages martyrs en 1997. Je ne suis là que pour leur donner une voix quand ils réclament vérité et justice. Et après seulement un long travail de deuil pour tous, et le pardon pour certains, cette "page" pourra, peut-être, être tournée.

 
Sommaire
Actualités
Filmographie
Théâtre
Musique
Publicité
Liens
Merci
Livre d'or
Bibliographie
Récompenses
Biographie
Interviews
Mode
Presse
Quizz
FAQ
©Anne-Claire Schlesinger 1996 - 2005     -   Tous droits réservés. Toute reproduction strictement interdite.