ELLE n°2861 - 30 octobre 2000 Extrait de l'article de Anne DIATKINE
©Marianne Rosenstiehl/H&K Elle est étonnamment douce, calme. Pleine du travail accompli et de ce que lui donne, chaque soir, la scène. Pleine de ce que lui rendent les spectateurs. Un échange, le plus nécessaire des échanges, pour une actrice. Le plus direct, aussi. Elle dit qu'elle joue avec tout : ses partenaires, mais aussi ses costumes, une poussière, les bruits et, surtout, bien sûr, les spectateurs. Elle est surprise de ne pas y avoir pensé plus tôt : "Pourquoi me suis-je éloignée si longtemps du théâtre, alors que c'était mon premier désir ?" Les aurores en plein jour. Isabelle Adjani sort du sommeil, s'apprête à y retourner, mais le temps lui manquera, la journée se déroulera comme un entonnoir vers la scène. Elle répète que, dans sa situation, la plus grande des provocations est de chercher la tranquillité, de centrer ses forces sur la conception d'un rôle : en l'occurrence, la Dame aux camélias, réinventée par René de Ceccatty et mise en scène par Alfredo Arias. Le plus grand des défis : se fondre dans une équipe, rentrer sa notoriété dans une coquille et apparaître lavée de sa mythologie. Comme une débutante, comme si elle avait joué la veille Agnès et Ondine, ses premiers rôles au théâtre. Magie de la mémoire qui rend prégnantes des émotions lointaines et place à l'arrière-plan les faits des dernières années. Freud dit bien que l'inconscient ignore le temps. Si bien que la nouvelle Isabelle Adjani, inconnue, se déplace sans crainte d'être abordée, épiée, assaillie. Sans lunettes noires, au milieu des passants. Gestes tranquilles. Elle grignote un croissant : "J'adore les petits déjeuners à n'importe quelle heure du jour et de la nuit". Elle porte un chapeau, "mais d'un orange tellement flashy qu'on ne peut tout de même pas prétendre que je me cache !" Deux nattes souples, nouées avec des cordons qu'on croirait de rideau, encadrent son visage. La peau comme un livre ouvert pas encore écrit, une page blanche et lumineuse toumée vers l'avenir. Des yeux toujours bleu marine. Elle est incroyablement jeune et ce n'est pas seulement une question d'apparence. Mais de disposition. "Je reprends un rythme que je me souviens avoir eu. Un rythme nocturne et tendre." Encore adolescente, Adjani débarquait en fin d'après-midi à la Comédie-Française sans toujours savoir quel rôle elle aurait à jouer le soir même. L'alternance des spectacles exigeait d'elle l'interprétation, la même semaine, d'Ondine de Jean Giraudoux, Agnès de Molière, et une religieuse de " Port-Royal "chez Montherlant. L'habilleuse lui désignait le costume et la jeune comédienne comprenait. (...) Le présent d'Adjani, c'est le théâtre : " Retrouver, par exemple, Patrice Chéreau et des textes du répertoire. Je me sens vraiment à un toumant ". Elle rit, secoue ses cheveux, pouffe lorsqu'on lui demande s'il est vrai que, star parmi les stars, elle a adopté le métier de scripte sur " Le Camion ", de Marguerite Duras, avec Gérard Depardieu. Elle rectifie avec humour : . "Pas du tout... J'étais stagiaire scripte ! Je prenais des notes, les métrages. Enfin, ce n'était pas trop compliqué, le film étant une longue conversation entre Marguerite et Gérard. Mais comment vous le savez ? A l'époque, je n'ai pas fait trop de publicité autour de cette activité." Isabelle est songeuse : "Je ferais bien un stage de montage. Je m'y étais vraiment intéressée pour "Camille Claudel", la monteuse, Joëlle Hache, était passionnante." Sa beauté ? "Elle n'a jamais été une protection puisqu'elle n'existait pas dans le regard de mes proches. Ce sont les autres, plus tard, qui l'ont désignée, lorsque j'étais déjà une femme. On peut aussi être désirée pour de mauvaises raisons. Elle est alors à double face. De mon physique, je ne sais pas grand-chose à part ce qu'on m'en dit." En fin d'après-midi, le pays d'Isabelle prend le contour d'une faculté mentale : la concentration. Une concentration telle qu'elle élimine le trac et laisse la comédienne disponible. "Rien ne peut entamer le travail, l'ouverture n'est pas de la distraction mais de la présence", explique Isabelle. De l'éclairagiste Jacques Rouveyrollis à l'habilleuse Brigitte Robert, en passant par les comédiens - Yannis Baraban, Aurore Clément, Marylin Even - tous s'en étonnent. " Les autres, c'est sa respiration, dit Brigitte Robert. Jusqu'à la veille de la première, elle n'avait pas son costume. D'habitude, je rassure les comédiens mais, avec Isabelle, la relation s'est inversée. C'est elle qui me rassurait. "Jacques Rouveyrollis ajoute : "Isabelle m'a laissé sculpter la lumière comme un grand couturier coupe une robe à même son modèle. C'est le plus beau cadeau qu'elle pouvait me faire." Seule révolte d'Adjani : la détestation de tout vocabulaire mystique pour désigner son travail. La comédienne ne supporte pas qu'on dise qu'elle "habite" ou "hante" Marguerite Gautier, et elle est horrifiée d'entendre que son retour au théâtre est une résurrection. "Pour qu'il y ait résurrection, il faut qu'il y ait eu mort. J'ai tout de même le droit de m'absenter sans passer par une mort imaginaire", s'exclame-t-elle en riant. Trois heures avant la représentation, Isabelle est dans sa loge, vêtue d'une liseuse rose pâle. Une loge modeste de quelques mètres carrés qu'elle juge "somptueuse", et que son petit garçon Gabriel Kane appelle sa chambre. "Il me croit au pensionnat", s'amuse Isabelle. Comme une gamine, elle a planqué le texte de la pièce sous son canapé - "Il ne faut plus que je le regarde"-, ce qui l'oblige à des contorsions compliquées pour le récupérer. Un joyeux désordre où des escarpins Gucci scintillent parmi des parfums Shiseido et une montre Chopard qui se font du coude sur une étagère. Des ours en peluche regardent l'actrice, cadeaux qu'elle a reçus en souvenir d'un gros nounours bleu qui habitait sa loge de la Comédie-Française. Et aussi, une dizaine de monographies de peintres : David, Ingres, Balthus, Ensor, de Staël, Bacon et Rops. "Ils m'inspirent physiquement", explique Isabelle, dont le jeu, justement, est très sensuel. "Tu es très belle", chuchote une amie, comme pour elle-même. "C'est trop gentil", murmure Isabelle. Absolument détendue.
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