LE FIGARO QUOTIDIEN 26 OCTOBRE 2000 Critique de Frédéric Ferney Rareté d'Adjani
La voici : ce n'est pas une entrée, c'est une apparition. Quand Adjani apparaît, la salle retient son souffle. Oui, c'est elle! Elle s'avance au-devant de la scène, drapée de noir, comme pour tester le public. Ses partenaires doivent prouver qu'ils existent. Elle, il suffit qu'elle soit là. Huppert construit: c'est une comédienne; Adjani apparaît : c'est une idole. Oui, il n'empêche qu'elle a une technique où elle excelle, notamment dans les affres, la crise nerveuse, les larmes. Ça tombe bien : c'est un drame. Elle a un peu tendance, c'est vrai, à se tordre les mains, à se rouler par terre. Mais là encore, il faut consentir à l'évidence : une autre ferait cela, elle serait ridicule. Adjani se sauve, on ne sait comment, de ses propres simagrées. Certains s'en agacent : c'est quoi, à la fin, ce privilège, cette aura! Ils voudraient comprendre, il n'y a rien à comprendre. On peut la répudier, fuir, claquer la porte (elle-même ne s'en prive pas à l'occasion, paraît-il) mais si l'on reste, on est pris. Adjani s'émeut, s'épanouit, dans les parages du pathétique; elle dodeline, elle danse, sur un fil qui semble prêt à rompre. On frémit parce qu'on pressent que quelque chose (appelons cela : le cur) peut se briser à tout moment dans cette mécanique passionnelle qui s'érige en destinée. Ou bien non, quelque chose s'est déjà brisé, dans l'enfance peut-être, il y a longtemps. Et c'est cet accident et la douleur qui l'accompagne qu'elle ne cesse de reproduire obscurément sur scène. Mais qu'est-ce que j'en sais ? Rien. C'est une supposition, à cause de cet accent éperdu, de sa voix presque affectée qui mue et qui s'étrangle soudain dans un cri - un cri bref qui n'appartient qu'à elle. Il y a un point où Adjani et son héroïne, Marguerite Gautier, se rapprochent : ce sont deux femmes qui ne s'aiment pas, en guerre avec elles-mêmes ; tel est l'amour-propre. C'est une idée de soi qui va au-devant du blâme et qui se rit du qu'en-dira-t-on. Elles semblent dire: "Je sais bien ce qu'on pense de moi." Jamais l'éloge ne leur suffit. C'est un amour malheureux. Ange ou chipie ? On s'en fiche dès lors qu'Adjani-Marguerite convertit sa névrose, ses faiblesses, en présages, en précarité rêveuse, dans la griserie aberrante d'une allure et d'un style. René de Ceccatty s'inspire du roman et non pas de la pièce de Dumas fils; il invente un personnage, Charles (joué par Thibault de Montalembert), qui devient le narrateur lucide de cette aventure passionnée, comme dans "Manon Lescaut" de l'abbé Prévost; il recentre le récit sur la relation intime entre Armand Duval et Marguerite. On suggère des lieux sans insistance : le salon et la chambre de Marguerite, une loge au théâtre, une maison de campagne à Bougival. Ce sont d'excellentes intentions, même si tout semble un peu trop résumé, un peu trop construit, sur le modèle d'une dramatique de télévision. Assez vite, on obtient un effet de synopsis en vingt tableaux où chaque personnage se retrouve dans sa niche. Dès lors, on n'échappe pas à la convention : tout est clair, convenu, efficace, prévisible. Pas de surprise non plus dans l'interprétation des comédiens : Yannis Baraban (Armand), Marylin Even (Nanine) Didier Flamand (Le Père), Nicolas Struve (Gustave, autre invention de René de Ceccatty). Une exception : Aurore Clément, qui prête à Prudence Duvernoy, l'amie et la confidente de Marguerite, une exquise acuité dans le cynisme. Alors, quoi ? Ce rôle faramineux, interprété successivement par Sarah Bernhardt, la Duse, Yvonne Printemps, Garbo, n'est-il pas un brin suranné ? Si, ces ducs, ces cocottes, ces lionnes fin de siècle, incarnent une idée défunte de la folie. On dira aussi que la mise en scène d'Alfredo Arias est sans originalité, sans imagination : c'est vrai, on ne fait pas plus plan-plan. Bref, et c'est assez facile à vérifier, le seul éclat, c'est Adjani - la "traviata", la dévoyée, libre et inaccaparée.
|