LE MONDE

23 DECEMBRE 2000 

Conversations avec Isabelle Adjani : extraits de l'interview accordée à Annick COJEAN

(...) Comme elle se méfie des médias ! Comme elle sait leur orgueil et leur voracité ! Leur promptitude à aduler puis à rejeter, leur cynisme, leur perméabilité aux rumeurs. Elle sait leur importance pour l'économie d'un spectacle, les périls à s'y soustraire, le danger de s'y brûler. Elle connaît le jeu de la "promotion". "Promo", disent entre eux les artistes: plateaux, micros, photos. Elle, elle parle de "cirque". Et elle n'aime pas.

Elle n'est donc pas allée à la télévision pour "vendre" La Dame aux camélias. Elle n'a guère parlé davantage à la presse. Elle ne boude pas. Elle ne boycotte pas. Elle travaille, voilà. Elle joue Marguerite Gautier, comme elle l'avait rêvé. Et elle est tout à son théâtre. A sa passion. A sa vocation initiale. Elle se donne, chair et âme, l'ouvrage est à remettre chaque soir. Pas d'artifice, cette fois, pas de filet. Elle voudrait qu'on respecte ce choix.

- J'avais tellement espéré que ce serait différent du grand barnum organisé autour de la sortie d'un film ! Le théâtre, c'est avant tout un choix d'austérité. La salle affichant complet, on n'a pas pu m'opposer de raison commerciale pour communiquer. Mais quelles pressions ! "Voyons, vous existez par l'image. Assumez-en la rançon !" Que répondre ?... Que j'ai besoin d'être authentique, honnête ? Qu'il s'agit d'un artisanat ? (...) Je me souviens avoir déclaré, il y a très longtemps: "Dans ce métier, on ne mûrit pas, on pourrit directement". C'était un peu radical bien sûr, version Brigades rouges ! Mais ça montre le manque d'illusions que j'avais, dès le départ, sur ce milieu. Cette certitude que je perdrais de l'humanité sur la route, à moins de prendre des chemins détournés - l'absence, la fugue, l'extrême indépendance réputée subversive. Et cette question qui n'a jamais cessé d'être: Cela a-t-il un sens de mettre sa vie là-dedans ?

- Et alors ?

- En ce moment, par exemple, cela en a un. Malgré les doutes permanents et les périls. Ce qu'il faudrait laisser pourrir, c'est la part trop visible et encombrante de ce métier : la célébrité, cette puissance creuse. La faire pourrir et la recycler. Afin que, sur cet humus, s'épanouisse quelque chose de plus fort, de plus libre. Quelque chose qui renoue avec la virginité et l'élan du début, une fois délitées les considérations de gloire, de carrière ou de box-office.

Le sens, dit-elle. Il doit y avoir un sens à ce travail. Un sens à l'engagement. A quoi bon, sinon ? Le plaisir de jouer ? Allons donc ! Il lui faut une autre dimension. Difficile à définir. Primordiale pourtant. Elle y reviendra sans cesse, à chacune de nos rencontres. Dans sa loge pleine de fleurs et de lettres du public, dans son appartement blanc semé de piles de livres, ou encore dans le salon d'un hôtel luxueux, avec, dans un petit sac de toile déposé à ses pieds, des bouquins annotés sur l'essence du théâtre. Elle peut être drôle, mutine. Elle adore pouffer de rire. Mais elle est toujours grave lorsqu'elle parle de métier. Est-ce d'ailleurs le bon mot ?

- Non ! Ce travail n'a jamais été pour moi un métier ! Et c'est trop tard pour que ça le devienne. Ce travail, je l'envisage en termes d'utilité. A qui, à quoi cela peut-il servir ? Que puis-je apporter aux autres ? Je me pose sans cesse la question. S'il ne s'agit que de faire de l'argent, autant tourner du Pretty Woman, engranger des millions de dollars, avec en prime le pool médiatique à ses pieds... Je ne suis pas douée pour ça. J'aurais le sentiment d'être vide, ou uniquement remplie du désir sexuel des uns, de la curiosité des autres. Je ne choisis pas un rôle sur un calcul d'image ou de carrière. Je ne me dis pas: tiens, après deux rôles dramatiques, ce serait malin de tourner une comédie. Les fois où je l'ai fait, ça a été le fiasco... Non, ça ne se passe pas comme ça. A partir du moment où un fragment de destinée m'intéresse chez un personnage, j'irai vers lui. Je ne peux pas faire autrement. Et je me moque bien des railleries de certains convoyeurs d'images et des critiques que mes choix, ma propre passion, la densité de mon jeu mettent parfois mal à l'aise et qui, devant ce qui leur échappe, affichent un dégoût faussement compassionnel : "Elle donne trop, elle se mouille trop ! Est-ce bien normal ?" Alors quoi ? Il faudrait se freiner ? Se restreindre ? Tenter de faire vivre un personnage et en même temps l'exécuter en lui enlevant l'essentiel ? Mais tout ce que je donne, je le maîtrise ! Les spectateurs comprennent... J'en vois tant qui viennent me voir, bouleversés par le souvenir d'une maladie vécue personnellement, une passion amoureuse ou le deuil d'un être cher. Le théâtre, parfois, apporte réconfort, chaleur, paix, lumière.

A condition, dit-elle, de s'abandonner à l'émotion. De tourner le dos au cynisme. De déposer sa cuirasse. Ah ! Il y a des salles plus réticentes ! Des parterres cadenassés ! Ce public du 8 novembre, par exemple, composé du Tout-Paris de la politique, de l'économie et du showbiz, invité à une représentation de La Dame aux camélias par François Pinault, propriétaire de la salle. "J'appelle cela "les salles qui se croient à l'abri de la mort". Un auditoire de gens caparaçonnés derrière leur statut social, leur pouvoir ou leur argent. Trop enfermés dans la convention pour se laisser toucher au cœur. J'avais l'impression d'une semi-pétrification. Enfin.. la bégum, dit-on, a pleuré."

Pas seulement la bégum. Combien de larmes avouées dans le courrier d'Isabelle-Marguerite par un public fervent et plein de gratitude. Combien de spectateurs émus l'attendent chaque soir, à la sortie des artistes, qui la rechargent, la dopent littéralement pour les représentations suivantes. Etonnant, comme elle prête attention à leurs témoignages, comme elle relit les lettres, écoute chaque histoire. Comme s'il lui fallait la preuve qu'elle avait touché une fibre et "atteint les spectateurs dans la région où la musique atteint ceux qui l'écoutent ". Ah non, pas blasée ! Archisensible aux témoignages du public au contraire. Quasiment dépendante.

- Après la fièvre des premiers jours, vous prendrez un rythme de croisière, me disait-on. Non mais, ça va pas ? Croisière comme synonyme d'automatisme, de confort ? Jamais ! Jamais de condescendance de jeu. Ce serait inadmissible. Il y a chaque soir des spectateurs différents, confiants, dans l'attente d'une rencontre. Et nous sommes liés pour trois heures, unis, comme dans une église, par un lien spirituel, une qualité d'amour. Pourquoi avoir peur du mot ? C'est très inexplicable, encore moins énonçable, parfois miraculeux. Le théâtre permet ça dans son dépouillement et l'impossible tricherie. Des voix qui font entendre, comme dirait Claude Régy, la vibration d'un autre monde. Et une résonance entre l'acteur et le spectateur, d'intériorité à intériorité.

- Alors, qu'est-ce que c'est qu'être actrice ?

- C'est être capable d'être une source. Vous avez vu Le Goût des autres ? L'histoire de ce brave type inculte, beauf, apparemment imperméable à l'art, qui, allant un soir au théâtre, va soudain avoir une révélation de l'absolu et en être bouleversé ? Naïf, pataud, il demande ensuite à la comédienne : qu'est-ce qu'il y a de plus difficile pour les acteurs ? Retenir les textes ? Elle lui répond : C'est de dépendre du désir des autres… Eh bien, c'est exactement ça ! Je suis reconnaissante à Bacri et Jaoui d'avoir rendu à notre travail la vertu de l'éblouissement. Tout est là. C'est pour ça que je fais ce métier. Pour être une source. Exprimer un millième de millième d'éclat de Mère Térésa ou de Martin Luther King dans un geste d'amour et de foi en l'homme. En resacralisant la vie, en permettant de la sublimer par une présence et un texte, il y a des rôles qui confèrent à l'acteur une fonction de saint laïc.

- C'est étonnant, ce recours permanent à l'imagerie religieuse !

- Je suis actrice pour donner de l'amour, voilà. J'en reçois en retour. Comme je reçois aussi de la haine, car Paris est la ville où les notions de don et d'amour sont les plus abhorrées. Notamment dans les cercles parisiens, ricaneurs et cyniques. Mais je m'en fous.

(...)

- Alors, théâtre ou cinéma ?

- Cela n'a rien à voir ! Le théâtre, c'est le partage d'une même foi, la vie qui se crée à chaque instant, la beauté de l'éphémère. Le cinéma, c'est l'image qui appelle l'image que l'on duplique, trafique, numérise, virtualise... On revient tous au théâtre pour s'y retrouver.

- Il y a aussi des films miraculeux...

- Savez-vous quel est l'un des films de ma vie ?... C'est Thérèse, d'Alain Cavalier. Une grâce, une sublimation, le rayonnement de l'amour. J'aime totalement. Le moindre geste, le moindre bruissement, le moindre regard. Et ce visage inoubliable de Catherine Mouchet qui montre l'invisible... Ce film me fait un effet !

- Auriez-vous aimé jouer Thérèse ?

- J'avais croisé Alain Cavalier au moment d'Adèle H et il m'avait donné des ouvrages sur Thérèse. Il ne fallait pas une actrice, je crois, et je le suis devenue très vite. Il fallait un visage vierge. Mais Thérèse est une apothéose. Un film pareil réconcilie avec la terre entière.

- Aucun de vos films n'a produit pareil effet ?

- Je ne crois pas. Quelques images d'Adèle H et d'Ondine peut-être. Un plan de Camille Claudel...

(...)

Elle n'est pas maquillée et paraît plus jeune, plus tendre, que sur ces photos de star évaporée que publient les magazines avec constance. L'âge ? La beauté ? "Une dictature comme une autre !" A-t-elle changé, vieilli, grossi ?...

- On doit bien affronter ces questions lorsqu'on s'est absenté si longtemps. La beauté est une relation avec soi-même. Et tant pis pour ceux qui tiennent à vous rappeler que le temps passe, au cas où vous ne l'auriez pas remarqué, ou ceux que ça énerve que vous n'ayez pas trop changé...Le monde du cinéma est misogyne, avec un regard souvent trivial, vulgaire sur les actrices. Il faut y trouver sa place. Pas de rôle écrit pour les femmes ? Alors écrivons-en ! Regardez Emma Thompson dont le scénario de Raison et Sentiments lui a valu un Oscar ! Elle s'y est d'ailleurs distribuée dans un rôle beaucoup plus jeune que son âge et elle est magnifique ! Comme dans Carrington. Ce qui ne l'a pas empêchée, à l'inverse, d'accepter de jouer une femme bien plus âgée, ravagée par un cancer terminal, dans le film Wit qui va bientôt sortir. Je revendique cette même liberté pour l'avenir.

Racine, Shakespeare, Dostoïevski... Le répertoire l'attend, proclame Robert Hossein avec flamme. Tous ces rôles que la Comédie-Française lui destinait avant que François Truffaut ne l'enlève, à dix-neuf ans, pour incarner Adèle H. "Vous vous repentirez, m'avait-on dit alors. Votre destin est le théâtre !"

- Et vous avez regretté ?

- Uniquement les moments où je me disais : je ne fais pas de films qui justifient que je ne fasse pas de théâtre. Mais peut-être étais-je trop rêveuse ou contemplative pour une vie où les rôles s'enchaînent... Ingrid Bergman disait qu'elle n'aurait pas eu la même carrière si elle avait été moins amoureuse et fait moins souvent la sieste !

Elle rit. Et la voilà songeuse. La rêverie, la sieste, la maternité, l'amour... Qui peut se prévaloir, jamais, d'avoir fait le bon choix, d'avoir vu juste et loin, pris toutes les bonnes options ? La carrière et la vie, la carrière ou la vie, la carrière dans la vie.

Vertigineux. "Aujourd'hui, j'ai envie de jouer", dit-elle. Du théâtre donc, plutôt circuit public, avec "une petite troupe réunie autour d'un vrai metteur en scène", de longues répétitions, un salaire " minimum ". Du cinéma, bientôt, avec Téchiné et Masson. Et puis un projet qu'elle fait sien avec autant de ferveur que pour Camille Claudel : l'adaptation du journal d'une jeune juive hollandaise, Etty Hillesun, qui, en pleine folie nazie, conserve en l'être humain une foi intacte, avant de disparaître à Auschwitz. "Je me suis longuement interrogée : ai-je le droit d'exprimer, moi, non juive, cet héritage terrible qui n'est pas le mien? Je suis allée à Amsterdam, j'ai convaincu l'éditeur de me céder les droits du livre. C'est une responsabilité magnifique."

- N'aviez-vous pas évité, un temps, les rôles de juives, à cause de votre père ?

- J'avais peur en effet de le trahir. Mon père arabe était très pro-palestinien. C'était un déchirement pour lui. Mais dans le deuil que j'ai fait de mon père, il y a eu aussi le deuil de son déchirement.

- Et avec votre mère, avez-vous parlé de la Shoah ?

- C'est trop difficile. Elle porte en elle la honte d'un mensonge inexplicable de son peuple : "On ne savait pas"... Pas évident, hein, cet héritage arabe-allemand ! Il me faudra un jour retraverser cette étrange généalogie.

 
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