PARIS MATCH

2 Novembre 2000

par Henri-Jean SERVAT

©Marianne Rosenstiehl/H&K

Mlle Adjani est, décidément, une drôle de souris. Elle ne fait du théâtre que pour faire du théâtre. Et rien que du théâtre. Elle revient sur scène pour donner, elle en avait envie. Elle le veut vraiment. Pour elle, " La dame aux camélias ", ce n'est ni une affaire ni un coup. Elle ne remonte pas sur les planches pour faire de la pub mais bel et bien pour jouer. Et uniquement pour cela.

Assise sagement sur le canapé de miel blond de sa loge du théâtre Marigny-Robert Hossein, Isabelle est heureuse, " très, très heureuse ", comme rarement elle l'a été. " Je vis l'un des plus beaux moments de ma vie.". Dans sa seconde maison, propre comme un sou neuf, fraîchement repeinte et qui n'a rien de très luxueux ni même de très rare - des rayonnages de bois clair, une table apportée de chez elle, des parfums à la vanille et des kilos de livres sortis de sa bibliothèque -, elle a passé trois mois de solitude. Loin du désordre du monde. " AIfredo Arias nous avait demandé d'établir une priorité dans nos vies en faveur de la pièce que nous allions jouer. Je me suis donc rendue complètement disponible pour Marguerite, cela allait à merveille avec mon désir. Je n'à vécu que pour et avec Marguerite ". Elle continuera ainsi à vivre jusqu'au 26 janvier prochain, caressant chaque soir la douceur et la douleur des choses.

"Dans cette loge et sur scène, je suis chez moi.". Elle a pris le rythme, depuis le début des répétitions (pendant les travaux d'embellissement du théâtre racheté par François Pinault, elles ont eu lieu au théâtre des Variétés), d'arriver le matin vers 10 heures. De s'installer sur les planches et d'y dire son texte (elle l'a su tout de suite) en compagnie d'une répétitrice. Elle n'a pas perdu cette habitude puisqu'elle y a passé le jour de relâche de sa première semaine de représentations à Marigny. " J'adore aller d'une loge à l'autre, comme d'une chambre de pensionnat à une autre et parler avec la troupe de tout et de rien.". Elle le faisait déjà à la Comédie-Française du temps où elle y était pensionnaire. A des années-lumière de la maison de Molière (" La nostaIgie n'est plus tellement mon fort "), elle habite donc désormais dans quelques mètres carrés donnant sur les jardins des Champs-Elysées. " Par ma fenêtre, j'à déjà vu passer deux saisons, s'embrasser et même s'ébattre les amoureux sur les bancs publics.". Faisant office de chef de troupe (elle commande les sushis pour les snacks du soir et confectionne des thés et des cafés avec les machines que le nouveau propriétaire lui a offertes), elle passe le plus clair de son temps à se montrer ravie et à rire comme une bossue avec sa partenaire et amie Aurore Clément. " Elle est pour moi une complice divine. Toute notre journée est, en fait, dirigée vers la soirée qui se prépare. Nous ne pensons tous d'ailleurs qu'à jouer.".

De mémoire d'habilleuse, de mémoire d'ouvreuse, de mémoire de machiniste, iI n'y a jamais eu, pourtant, sous les cintres de la grande salle, de comédienne plus décontractée et plus attentive aux autres qu'Isabelle Adjani.

Sur les coups de 18 heures, quotidiennement, Isabelle se rend dans la salle et y vaporise des huiles essentielles pour en assainir l'atmosphère. " Contrairement à la légende de Marguerite, je ne tousse pas tout au long de la pièce. C'est le public, ceux qui ont pris koid, qui le fait pour moi. filons je l'aide à mieux respirer, vous pouvez donc dire que cela devient un spectacle interactif ". Ce soir où vont venir les critiques, comme tous les autres soirs d'ailleurs, elle se coiffe et se maquille seule.

"Stéphane Marais, grand maquilleur, m'a donné deux cours et je me débrouille". Elle feuillette encore, sans s'en lasser, les pages glacées de ses gros livres d'art qu'elle a installés partout, à même la moquette, essentiellement des ouvrages de peinture. Pêle-mêle, Corot, Nicolas de Staël, Bacon, David, Balthus, chez qui elle a trouvé une façon de poser son corps sur un fauteuil ainsi qu'une manière de placer ses bras en arrondi. Des détails confinant au perfectionnisme absolu. " Je n'ai pas de rêves fous. Je pense au travail, qui doit répondre à l'émotion que les gens viennent chercher. Car la passion, c'est la vie. C'est ma vie. Avec cette pièce, mon souhait est qu'en sortant du théâtre, les gens aient envie de se laisser aimer, envie de faire l'amour, envie de croire en l'amour, envie d'aimer. Même si cela fait mal, même si cela peut briser, aimer rassure. Et puissent les milliers de gens qui verront cette pièce l'identifier avec des histoires qu'ils ont vécues ou qu'ils vivent." Souffrir passe. Avoir souffert ne passe pas, souffle l'héroïne de la pièce. " J'éprouve un tel plaisir à jouer que je me sens très forte et très détendue ".

Vite, avant que le spectacle ne commence, elle envoie son assistante donner les places qu'elle n'utilise pas (la production lui en alloue quatre par représentation) à des spectateurs n'ayant pu s'en procurer, et poireautant, fiévreux, devant l'entrée ; le soir de la première, deux frappadingues offraient 10 000 francs pour un billet qu'ils n'ont d'ailleurs pas obtenu. Puis, ramassant les pans de sa robe de velours frappé, Isabelle descend le raide petit escalier menant au plateau. Elle rit encore avec qui elle croise, pas trop haut pas trop fort et, en entrant en scène, dix minutes après le début de la pièce, elle commence à jouer en corps à coeur avec le public. Aucune travée de fauteuils n'a été reculée, contrairement à ce que certains ont dit. Et des journalistes ont été accueillis dans la salle tout au long des répétitions pour suivre le déroulement du travail de tous.

Dès son apparition, nimbée d'un halo lumineux intensément pâle de Jacques Rouveyrollis, qui a éclairé, entre autres, les spectacles de Barbara et de Johnny Hallyday, elle semble briller de l'intérieur. Ce soir, comme les autres soirs, le public n'applaudit pas lorsque son ombre se dessine sur le rideau de tulle. La qualité du silence est palpable. Tout comme l'odeur des fleurs que nombre d'admirateurs cachent sous leur fauteuils.

" Le personnage de la dame, je crois l'avoir trouvé lorsque je me suis bien mis en tête qu'il s'agissait d'une séductrice professionnelle vendant son corps et donnant du plaisir. Marguerite est une femme dont on paie les charmes. Je me suis plu, étendue et détendue à travers cette idée. "

Elle est raccord avec les coulisses car ses premiers mots sur scène fusent dans un grand éclat de rire. Semblable au bruit d'un collier de perles qui se briserait, iI porte au-delà de la centaine de places aveugles d'où l'on voit mal la scène, ce qui l'attriste pour le public. La mère d'Isabelle et son petit garçon n'ont pas vu le spectacle. " Ma mère a préféré attendre que le trop d'émotions des premiers jours soit passé, elle viendra plus tard. Quant au plus jeune de mes fils, Gabriel-Kane, iI ne me verra pas jouer Marguerite Gautier. Non, ce n'est pas possible. S'il était dans la salle, iI se lèverait comme un seul homme, courrait à travers les rangées, grimperait sur scène, me sauverait de tous ces soupirants et m'empêcherait de mourir." Isabelle, qui a refusé que son nom figure au fronton du théâtre, et qui ne se trouve en tête de distribution sur l'affiche que par le hasard de l'ordre alphabétique, salue avec ses camarades, entre Aurore Clément et Yannis Baraban (iI fait d'Armand, par son talent, un amoureux sexy qui décoife la tradition des jeunes premiers romantiques), revient seule, comme chacun et à son tour, devant le rideau et reçoit des pluies de roses. Le premier balcon, côté cour, est le meilleur endroit pour les envoyer. De là, tous le constatent sur son visage, elle a beaucoup pleuré. Deux traînées brillantes de Iarmes coulent sur ses joues. Pour de bon. Pour de vrai. " Ce moment est dans le présent mais iI est aussi étemel."

Après avoir regagné sa loge en enjambant les gerbes, elle s'installe dans la salle de bains, se douche longuement avec des savons au mimosa et au santal. Elle reçoit quelques copains sur le canapé. Et elle déborde d'énergie. Il a toujours été dit que cette pièce portait bonheur à celles qui la jouaient. Elle traverse les compliments comme des apparences et se soucie comme d'une guigne des commentaires de toutes sortes qui lui font cortège. Elle ne lit aucun article d'aucun joumal, même les très gentils qu'elle découvrira plus tard et elle ne s'intéresse pas à ceux qui inventent des histoires pour dire qu'il n'y a, en fait, rien à dire sinon qu'une actrice fait là ce pour quoi elle est faite. A savoir, frémir chaque soir comme un papier de soie qu'on froisse en incarnant une créature fantasmagorique. " Je ne cherche à exister que par mon travail, alors je ne vois pas pourquoi je me mettrais à discourir pendant que, précisément, je travaille. De quoi aurais-je dû parler ? Jusqu'à maintenant, de toute façon, les inventions à mon sujet me sont devenues totalement égales. Qu'on me laisse ! Qu'on me laisse tranquille, moi j'avance... libre ! "

Adjani réussit le prodige de remplir, trois mois durant, sur ses seuls nom et renom, une salle de 1 012 places. Complète sur toutes les lignes. 15000 appels par jour. Des tarifs allant de 70 à 360 francs et un cachet de 10 000 francs par représentation pour Isabelle. " Les gens ont compris que ma démarche est authentique. Tout comme celle de la troupe que nous formons, et notre récompense est fantastiquement émouvante." Elle voit, depuis le premier jour, une salle puis une autre et une autre et d'autres encore, debout comme à l'opéra, les larmes aux yeux. " Et je me dis que si ce n'est pas de l'amour, qu'est-ce que c'est ? " Emplie d'une énergie vibrante à en soulever des montagnes, Isabelle, après le spectacle, part pour dîner et s'attarde en parlant avec ses amis.

Ne pouvant et ne voulant surtout pas aller se coucher illico presto, elle s'inquiète à l'avance des soirs de relâche. " J'aimerais jouer tous les jours." Avant de quitter sa loge qu'elle n'occupe pas seule, elle prend soin de laisser traîner des miettes de gâteau sur une assiette à l'intention de ses nouvelles meilleures amies. Mlle Adjani partage en effet les lieux où ont séjourné Jean-Paul Belmondo et AIain Delon avec un escadron serré de souris grises qui ne lui font pas peur et qui, au pas de charge, les traversent dare-dare d'est en ouest pendant qu'elle vous parle. Elle ne sait d'où elles sortent, constate qu'elles ne décampent pas, ne s'en effraie pas et s'amuse de leur présence. Tout autant qu'elle s'amuse de la demande d'un de ses admirateurs un peu givré la pressant de passer une nuit dans son lit de courtisane sur la scène. " Je ne me cache pas, je me protège ", énonce-t-elle en se coiffant d'un chapeau à la Dickens en fausse fourrure tachetée et en nouant autour de son cou blanc une écharpe frangée qu'elle prête à ses proches pour leur éviter des refroidissements. Elle rit une ultime fois et, après avoir joué les âmes mortes, ne tourne pas sa clé mais tire sa révérence et s'en va vivre, dans Ia nuit, sa nouvelle vie de petit chat. .


 
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