Mlle Adjani est, décidément, une drôle de
souris. Elle ne fait du théâtre que pour faire du
théâtre. Et rien que du théâtre. Elle
revient sur scène pour donner, elle en avait envie. Elle
le veut vraiment. Pour elle, " La dame aux camélias ", ce
n'est ni une affaire ni un coup. Elle ne remonte pas sur les planches
pour faire de la pub mais bel et bien pour jouer. Et uniquement
pour cela.
Assise sagement sur le canapé de miel blond de sa loge
du théâtre Marigny-Robert Hossein, Isabelle est heureuse, " très,
très heureuse ", comme rarement elle l'a été. " Je
vis l'un des plus beaux moments de ma vie.". Dans sa seconde
maison, propre comme un sou neuf, fraîchement repeinte et
qui n'a rien de très luxueux ni même de très
rare - des rayonnages de bois clair, une table apportée
de chez elle, des parfums à la vanille et des kilos de livres
sortis de sa bibliothèque -, elle a passé trois mois
de solitude. Loin du désordre du monde. " AIfredo Arias
nous avait demandé d'établir une priorité dans
nos vies en faveur de la pièce que nous allions jouer. Je
me suis donc rendue complètement disponible pour Marguerite,
cela allait à merveille avec mon désir. Je n'à vécu
que pour et avec Marguerite ". Elle continuera ainsi à vivre
jusqu'au 26 janvier prochain, caressant chaque soir la douceur
et la douleur des choses.
"Dans cette loge et sur scène, je suis chez moi.".
Elle a pris le rythme, depuis le début des répétitions
(pendant les travaux d'embellissement du théâtre racheté par
François Pinault, elles ont eu lieu au théâtre
des Variétés), d'arriver le matin vers 10 heures.
De s'installer sur les planches et d'y dire son texte (elle l'a
su tout de suite) en compagnie d'une répétitrice.
Elle n'a pas perdu cette habitude puisqu'elle y a passé le
jour de relâche de sa première semaine de représentations à Marigny. " J'adore
aller d'une loge à l'autre, comme d'une chambre de pensionnat à une
autre et parler avec la troupe de tout et de rien.". Elle le
faisait déjà à la Comédie-Française
du temps où elle y était pensionnaire. A des années-lumière
de la maison de Molière (" La nostaIgie n'est plus tellement
mon fort "), elle habite donc désormais dans quelques
mètres carrés donnant sur les jardins des Champs-Elysées. " Par
ma fenêtre, j'à déjà vu passer deux
saisons, s'embrasser et même s'ébattre les amoureux
sur les bancs publics.". Faisant office de chef de troupe (elle
commande les sushis pour les snacks du soir et confectionne des
thés et des cafés avec les machines que le nouveau
propriétaire lui a offertes), elle passe le plus clair de
son temps à se montrer ravie et à rire comme une
bossue avec sa partenaire et amie Aurore Clément. " Elle
est pour moi une complice divine. Toute notre journée est,
en fait, dirigée vers la soirée qui se prépare.
Nous ne pensons tous d'ailleurs qu'à jouer.".
De mémoire d'habilleuse, de mémoire d'ouvreuse,
de mémoire de machiniste, iI n'y a jamais eu, pourtant,
sous les cintres de la grande salle, de comédienne plus
décontractée et plus attentive aux autres qu'Isabelle
Adjani.
Sur les coups de 18 heures, quotidiennement, Isabelle se rend
dans la salle et y vaporise des huiles essentielles pour en assainir
l'atmosphère. " Contrairement à la légende
de Marguerite, je ne tousse pas tout au long de la pièce.
C'est le public, ceux qui ont pris koid, qui le fait pour moi.
filons je l'aide à mieux respirer, vous pouvez donc dire
que cela devient un spectacle interactif ". Ce soir où vont
venir les critiques, comme tous les autres soirs d'ailleurs, elle
se coiffe et se maquille seule.
"Stéphane Marais, grand maquilleur, m'a donné deux
cours et je me débrouille". Elle feuillette encore,
sans s'en lasser, les pages glacées de ses gros livres
d'art qu'elle a installés partout, à même
la moquette, essentiellement des ouvrages de peinture. Pêle-mêle,
Corot, Nicolas de Staël, Bacon, David, Balthus, chez qui
elle a trouvé une façon de poser son corps sur
un fauteuil ainsi qu'une manière de placer ses bras en
arrondi. Des détails confinant au perfectionnisme absolu. " Je
n'ai pas de rêves fous. Je pense au travail, qui doit répondre à l'émotion
que les gens viennent chercher. Car la passion, c'est la vie.
C'est ma vie. Avec cette pièce, mon souhait est qu'en
sortant du théâtre, les gens aient envie de se laisser
aimer, envie de faire l'amour, envie de croire en l'amour, envie
d'aimer. Même si cela fait mal, même si cela peut
briser, aimer rassure. Et puissent les milliers de gens qui verront
cette pièce l'identifier avec des histoires qu'ils ont
vécues ou qu'ils vivent." Souffrir passe. Avoir souffert
ne passe pas, souffle l'héroïne de la pièce. " J'éprouve
un tel plaisir à jouer que je me sens très forte
et très détendue ".
Vite, avant que le spectacle ne commence, elle envoie son assistante
donner les places qu'elle n'utilise pas (la production lui en alloue
quatre par représentation) à des spectateurs n'ayant
pu s'en procurer, et poireautant, fiévreux, devant l'entrée
; le soir de la première, deux frappadingues offraient 10
000 francs pour un billet qu'ils n'ont d'ailleurs pas obtenu. Puis,
ramassant les pans de sa robe de velours frappé, Isabelle
descend le raide petit escalier menant au plateau. Elle rit encore
avec qui elle croise, pas trop haut pas trop fort et, en entrant
en scène, dix minutes après le début de la
pièce, elle commence à jouer en corps à coeur
avec le public. Aucune travée de fauteuils n'a été reculée,
contrairement à ce que certains ont dit. Et des journalistes
ont été accueillis dans la salle tout au long des
répétitions pour suivre le déroulement du
travail de tous.
Dès son apparition, nimbée d'un halo lumineux intensément
pâle de Jacques Rouveyrollis, qui a éclairé,
entre autres, les spectacles de Barbara et de Johnny Hallyday,
elle semble briller de l'intérieur. Ce soir, comme les autres
soirs, le public n'applaudit pas lorsque son ombre se dessine sur
le rideau de tulle. La qualité du silence est palpable.
Tout comme l'odeur des fleurs que nombre d'admirateurs cachent
sous leur fauteuils.
" Le personnage de la dame, je crois l'avoir trouvé lorsque
je me suis bien mis en tête qu'il s'agissait d'une séductrice
professionnelle vendant son corps et donnant du plaisir. Marguerite
est une femme dont on paie les charmes. Je me suis plu, étendue
et détendue à travers cette idée. "
Elle est raccord avec les coulisses car ses premiers mots sur
scène fusent dans un grand éclat de rire. Semblable
au bruit d'un collier de perles qui se briserait, iI porte au-delà de
la centaine de places aveugles d'où l'on voit mal la scène,
ce qui l'attriste pour le public. La mère d'Isabelle et
son petit garçon n'ont pas vu le spectacle. " Ma mère
a préféré attendre que le trop d'émotions
des premiers jours soit passé, elle viendra plus tard. Quant
au plus jeune de mes fils, Gabriel-Kane, iI ne me verra pas jouer
Marguerite Gautier. Non, ce n'est pas possible. S'il était
dans la salle, iI se lèverait comme un seul homme, courrait à travers
les rangées, grimperait sur scène, me sauverait de
tous ces soupirants et m'empêcherait de mourir." Isabelle,
qui a refusé que son nom figure au fronton du théâtre,
et qui ne se trouve en tête de distribution sur l'affiche
que par le hasard de l'ordre alphabétique, salue avec ses
camarades, entre Aurore Clément et Yannis Baraban (iI fait
d'Armand, par son talent, un amoureux sexy qui décoife la
tradition des jeunes premiers romantiques), revient seule, comme
chacun et à son tour, devant le rideau et reçoit
des pluies de roses. Le premier balcon, côté cour,
est le meilleur endroit pour les envoyer. De là, tous le
constatent sur son visage, elle a beaucoup pleuré. Deux
traînées brillantes de Iarmes coulent sur ses joues.
Pour de bon. Pour de vrai. " Ce moment est dans le présent
mais iI est aussi étemel."
Après avoir regagné sa loge en enjambant les gerbes,
elle s'installe dans la salle de bains, se douche longuement avec
des savons au mimosa et au santal. Elle reçoit quelques
copains sur le canapé. Et elle déborde d'énergie.
Il a toujours été dit que cette pièce portait
bonheur à celles qui la jouaient. Elle traverse les compliments
comme des apparences et se soucie comme d'une guigne des commentaires
de toutes sortes qui lui font cortège. Elle ne lit aucun
article d'aucun joumal, même les très gentils qu'elle
découvrira plus tard et elle ne s'intéresse pas à ceux
qui inventent des histoires pour dire qu'il n'y a, en fait, rien à dire
sinon qu'une actrice fait là ce pour quoi elle est faite.
A savoir, frémir chaque soir comme un papier de soie qu'on
froisse en incarnant une créature fantasmagorique. " Je
ne cherche à exister que par mon travail, alors je ne vois
pas pourquoi je me mettrais à discourir pendant que, précisément,
je travaille. De quoi aurais-je dû parler ? Jusqu'à maintenant,
de toute façon, les inventions à mon sujet me sont
devenues totalement égales. Qu'on me laisse ! Qu'on me laisse
tranquille, moi j'avance... libre ! "
Adjani réussit le prodige de remplir, trois mois durant,
sur ses seuls nom et renom, une salle de 1 012 places. Complète
sur toutes les lignes. 15000 appels par jour. Des tarifs allant
de 70 à 360 francs et un cachet de 10 000 francs par représentation
pour Isabelle. " Les gens ont compris que ma démarche
est authentique. Tout comme celle de la troupe que nous formons,
et notre récompense est fantastiquement émouvante." Elle
voit, depuis le premier jour, une salle puis une autre et une autre
et d'autres encore, debout comme à l'opéra, les larmes
aux yeux. " Et je me dis que si ce n'est pas de l'amour, qu'est-ce
que c'est ? " Emplie d'une énergie vibrante à en
soulever des montagnes, Isabelle, après le spectacle, part
pour dîner et s'attarde en parlant avec ses amis.
Ne pouvant et ne voulant surtout pas aller se coucher illico presto,
elle s'inquiète à l'avance des soirs de relâche. " J'aimerais
jouer tous les jours." Avant de quitter sa loge qu'elle n'occupe
pas seule, elle prend soin de laisser traîner des miettes
de gâteau sur une assiette à l'intention de ses nouvelles
meilleures amies. Mlle Adjani partage en effet les lieux où ont
séjourné Jean-Paul Belmondo et AIain Delon avec un
escadron serré de souris grises qui ne lui font pas peur
et qui, au pas de charge, les traversent dare-dare d'est en ouest
pendant qu'elle vous parle. Elle ne sait d'où elles sortent,
constate qu'elles ne décampent pas, ne s'en effraie pas
et s'amuse de leur présence. Tout autant qu'elle s'amuse
de la demande d'un de ses admirateurs un peu givré la pressant
de passer une nuit dans son lit de courtisane sur la scène. " Je
ne me cache pas, je me protège ", énonce-t-elle
en se coiffant d'un chapeau à la Dickens en fausse fourrure
tachetée et en nouant autour de son cou blanc une écharpe
frangée qu'elle prête à ses proches pour leur éviter
des refroidissements. Elle rit une ultime fois et, après
avoir joué les âmes mortes, ne tourne pas sa clé mais
tire sa révérence et s'en va vivre, dans Ia nuit,
sa nouvelle vie de petit chat. . |