ELLE (France) 

26 mai 1997

Isabelle Adjani raconte sa Présidence du 50ème Festival de Cannes, du 7 au 19 mai 1997. Extraits des propos recueillis par Véronique PHILIPPONNAT.

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Cérémonie de cloture du 50ème festival de Cannes 1997
©Aslan, Barthélemy, Nivière / Sipa-Press

Cérémonie de cloture du 50ème festival de Cannes 1997
Geral, Arnal, Charriau, Catarina / Stills

Douze jours en apnée. Avec neuf autres personnes, mon jury, que je ne connaissais pas. L'idée était de passer le plus de temps possible ensemble, pour éviter les formations claniques. Est-ce que cela a marché ? Disons que cela a évité le pire... Le matin, avant la projection de 8 h 30, nous prenions souvent un café ensemble, dans le petit salon à côté de la salle de projection. Ensuite, nous pouvions nous retrouver après les deux films du matin pour une discussion-collation, sur la terrasse.


Enfin, un jour sur deux, nous nous retrouvions pour le dîner. En réunion formelle, et ça durait toujours trois ou quatre heures ! C'était incroyablement élaboré, on se serait cru à un séminaire de philosophie... Sauf qu'il manquait le philosophe ! Un psychanalyste digne de ce nom aurait aussi été le bienvenu.


Dans le jury, il y avait tous les genres (...) Certains avaient une dialectique extrêmement sophistiquée, d'autres pas du tout. Dans ce cas-là, quand on n'a pas le bagage universitaire, on le remplace par une sincérité éclairée : j'ai appris beaucoup sur les rapports humains.


D'abord, c'est étonnant de voir comme il existe un sexisme diffus, qui est là, qu'on le veuille ou non, et qui ne dépend pas de l'intelligence des gens présents. Mira Sorvino, Gong Li et moi - l'Américaine, la Chinoise et la Française -, nous nous retrouvions, malgré nos culrures différentes, solidaires, à essayer de faire vibrer l'intelligence autrement que dans le masculin... Dans un groupe comme ça, chacun essaie d'éprouver son pouvoir. J'avais parfois affaire à de grands stratèges, aux plans de bataille dignes de Napoléon ! Un exemple ? Quelqu'un qui fait semblant d'avoir détesté un film et qui emploie des arguments tellement offensifs qu'il force les autres à se mettre dans le camp de la défense... Rien de mieux pour parvenir à ses fins.


Il faut dire qu'on s'est pris un sacré reflet d'époque dans la figure. Alors, au milieu de cette surenchère de sang et de violence, il fallait surtout prendre garde à ne pas devenir moralisateur, à ne pas se tenir en instance de répression et de censure. Définir l'intégrité, en jugeant les films sur leur mérite cinématographique plutôt que sur leur contenu moral, c'est pas facile, je vous le dis ! Le palmarès parle de lui-même, il est question de deuil, de suicide, la violence est là - mais sourde et plutôt cachée -, et elle débouche quelque part sur une force de vie.


La double palme est, je pense, inévitable, quand il n'y a pas de chef-d'oeuvre. Le prix du cinquantième anniversaire à Youssef Chahine pour l'ensemble de son oeuvre ? Quand les gens, dans la salle, ont commencé à applaudir, je me suis retournée vers les jurés et je leur ai dit en souriant : "C'était une bonne idée !" Quand il y a eu la standing ovation, là, je me suis retournée à nouveau en riant : "C'était une TRES bonne idée !" Des regrets pour le palmarès ? Très peu... Oui, quelque chose d'incomplet du côté des prix d'interprétation. (...)

Voir les films ensemble, c'était aussi se protéger les uns les autres contre tout ce qui se produisait entre l'écran et nous. Quand il y avait des scènes insoutenables, la tentation était grande de s'enfouir sous les couvertures. Alors, sentir une présence, serrer une main, chuchoter quelque chose à son voisin, ça aide à supporter ce qu'on est en train de voir. Le dernier jour, juste avant le palmarès, c'était drôle aussi, Nous étions séquestrés dans la maison du maire, sur les hauteurs, portables confisqués, interdiction de rentrer à l'hôtel, trois par chambre, avec les toilettes au bout du couloir, ça avait vraiment un côté colonie de vacances ! Au moment de se changer, on se retrouve facilement en culotte, nez à nez avec quelqu'un qu'on ne connaît pas très bien !


Des moments inattendus ? Quand je me suis mise à jouer à la mamma juive, que je m'occupais de savoir si tout mon petit monde était content. Dès qu'un membre du jury avait un problème, il s'adressait d'abord à moi, pour lui, j'étais l'interface entre le Festival et lui. Il m'est arrivé de régler des problèmes de susceptibilités, de voitures, de smoking à repasser ou de gardes du corps trop zélés... Il y avait aussi les appels de Paris pour les réservations : parce que j'étais présidente du jury, beaucoup ont cru que le Festival avait laissé l'hôtel, ou, au moins, un étage de l'hôtel à ma disposition ! (...)


Le jour de la célébration des cinquante ans du Festival, à cause d'une conjonctivite aiguë, je me suis réveillée les yeux injectés de sang, et j'ai passé la journée à me mettre des gouttes de cortisone. J'ai dû garder mes lunettes non-stop. Et, lorsque, à la soirée, juste avant de monter les marches, j'ai entendu une clameur, un grondement, qui montaient de la foule, côté photographes, ça tenait à la fois de la supplique adoratrice et de l'ordre impérieux : "Les lunettes, les lunettes ! " Ça faisait l'effet d'un rite païen sur fond de musique primitive, comme dans une tragédie grecque. Il fallait enlever le voile qui masque le visage de la déesse... Là, je me suis dit : "Courage, plutôt qu'lphigénie, jouons-la Antigone !", et j'ai ôté mes lunettes en clignant des yeux. Je n'ai jamais été autant photographiée. Au lieu de le subir ou même de le supporter, je l'ai accepté, et ça m'est devenu égal. C'était plutôt gai.


S'il y en a eu un parfaitement heureux dans tout ça, c'était bien Gabriel-Kane : plage, piscine, jardin, garderie, il a passé quinze jours de rêve, même s'il ne m'a quasiment pas vue : un quart d'heure le matin ("Coucou, c'est moi, maman !"), vers 7 heures et demie, un quart d'heure l'après-midi ("Coucou, c'est encore moi, maman, tu me reconnais ?"), et je repartais...


Cannes, le lendemain du palmarès, c'est "Twilight Zone". Pendant douze jours, du bruit 24 heures sur 24, une agitation hallucinante. Et, lundi dernier, au matin du treizième jour, je sors dans le hall, et là : vide, plus personne, plus un panneau, plus une affiche, je ne reconnais plus rien. J'appelle le service de voitures, les gens du Festival à qui on avait eu affaire pendant douze jours. De la science-fiction : tous disparus, volatilisés, comme si rien n'avait jamais existé... Le Festival de Cannes existe-il vraiment ? En tout cas, moi, si : je vais retourner à ma vie, maintenant. Avec ce merveilleux souvenir.

 
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